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ULYSSE - EPISODE 22

CONCLUSION : ENTRE PENSEE ET SENTIMENTS

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Homère présente Ulysse comme « l’homme aux mille ruses » et non comme l’homme aux mille ressentis, même s’il décrit ses états d’âme avec beaucoup de finesse. Il souligne son intelligence, sa stratégie imaginative, sa capacité de ruser avec l’adversité. C’est donc bien plus sa capacité de penser qu’il met en avant, ce que souligne A. Bonnard lorsqu’il écrit : «  … nous pourrions dire que notre civilisation est la fidèle descendante de la Grèce antique… Son effort annonce celui de la science pour conserver la vie de l’homme et augmenter son pouvoir sur le monde. En créant le personnage d’Ulysse, Homère et le peuple grec ont fait un acte de confiance dans la valeur et le pouvoir de l’intelligence. » (1) 

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Dans le personnage d’Ulysse, c’est bien l’intelligence qui est à l’avant plan alors que sa maturité affective, laissée dans l’ombre, est loin d’être aboutie :  c’est cette partie de lui-même que ses aventures vont l’amener à devoir développer pour devenir un homme accompli. 

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 Héritière de la Grèce antique, notre civilisation occidentale actuelle ne se trouve-t-elle pas devant la même problématique lorsqu’elle tend à valoriser l’intelligence consciente et rationnelle de manière fort unilatérale. C.G. Jung, pour sa part, valorise aussi « …le ne pas savoir. Ne pas savoir serait alors accepter que la pensée ne prenne pas le dessus et laisser les processus inconscients se déployer pour qu’ils révèlent précisément l’inconnu créatif du savoir inconscient. » (2) Dans le récit de sa propre vie, il poursuit : « Même celui qui acquiert une certaine compréhension des images de l’inconscient, mais qui croit qu’il lui suffit de s’en tenir à ce savoir est victime d’une dangereuse erreur. Car quiconque ne ressent pas dans ses connaissances la responsabilité éthique qu’elles comportent succombera bientôt au principe de puissance.Des effets destructeurs peuvent en résulter, destructeurs pour les autres, mais aussi pour le sujet même qui sait. » (3)

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D’autre part, si les apports de la science de notre époque sont effectivement impressionnants, tant du côté de la conservation de la vie humaine que du côté de la maîtrise de la nature, leurs avancées ont peut-être amené à négliger cette autre notion chère aux anciens grecs et qui est l’ordre du cosmos, l’ordre qui donne à chacun et à chaque chose sa juste place, toujours relative à l’ensemble. Car si l’intelligence et l’esprit rationnel sont seuls aux commandes d’une société, sans être modulés par le sentiment, il est probable que cette société  passe à côté d’une de ses dimensions essentielles : son éthique. L’éthique allie la raison et le sentiment en les appuyant tous deux à une échelle de valeurs. Dans une société sans éthique, l’être humain risque de se trouver lui-même instrumentalisé, réduit à une « ressource humaine » -les esclaves sont-ils autre chose?- sur une planète dont il exploite les ressources dans une démesure qui n’est en rien « la fidèle descendante de la Grèce antique ». Cynthia Fleury constate : « le secteur public comme les entreprises et les associations ont été victimes ces dernières années d’un management déshumanisant, oscillant entre pressions arbitraires et injonctions contradictoires et rendant malades quantité de personnels. » (4) 

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La sagesse humaine serait-elle alors simplement la recherche de l’harmonie et de la paix florissante d’un peuple,  le partage affectif avec les siens qu’appelle Ulysse de ses voeux: «…  le plus cher objet de mes vœux … est cette vie de tout un peuple en bon accord, lorsque, dans les manoirs, on voit en longues files  les convives siéger pour écouter l’aède, quand, aux tables, le pain et les viandes abondent et qu’allant au cratère, l’échanson vient offrir et verser dans les coupes… Rien n’est plus doux que patrie et parents ; dans l’exil, à quoi bon la plus riche demeure, parmi les étrangers et loin de ses parents ? » (5)  « Ce n’est pas le fameux « travail, famille, patrie » qu’Ulysse aurait, comme par avance, à l’esprit », écrit Luc Ferry, mais « …ce qui sous-tend sa vision du monde relève de la « cosmologie », c’est-à-dire du rapport à l’univers tout entier…l’existence réussie, pour un mortel, c’est l’existence ajustée à l’ordre cosmique…» (6) Famille et cité sont des microcosmes à harmoniser, en soi-même comme dans leur rapport avec l’univers. 

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Mais il est une autre harmonie, intérieure celle-là, qu’Homère chante tout au long du poème, celle qu’Ulysse élabore d’étape en étape : harmonie intérieure entre ses instincts, ses sentiments et sa raison, entre son matérialisme et sa spiritualité, entre ses qualités masculines et féminines. Travail toujours à recommencer… « Car il y a dans l’adulte un enfant, un enfant éternel toujours en état de devenir, jamais terminé, qui aurait besoin constamment de soins, d’attention et d’éducation », écrit C.G.Jung. (7)

 

C’est donc une histoire sans fin, mais c’est ici qu’Ulysse nous quitte…

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