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ULYSSE - EPISODE 8

L’HADES

Là-bas dansent des ombres

Une face a surgi du tombeau

Et la nuit a tendu son rideau (1)

Arrivés au seuil de l’Hadès, Ulysse et ses compagnons observent scrupuleusement

les consignes de Circé en « verdissant de crainte. » (2) Au moment du sacrifice sanglant

des victimes, les ombres des morts se précipitent pour boire les sang qu’Ulysse destine

à Tirésias pour le «réanimer».

Symboliquement, « le sang est », en effet, « universellement considéré comme le

véhicule de la vie ». Il « correspond à la chaleur, vitale et corporelle » (3) qui manque

cruellement aux ombres des défunts qui circulent dans l’Hadès. Ulysse les tient à

distance, pour réserver le sang au devin.

La première personne qu’Ulysse rencontre aux enfers est Elpenor, mort le matin même

à cause de son ivrognerie. Loin d’évoquer les épreuves de leur périple, Elpénor faitallusion aux relations d’Ulysse avec ses proches: « songe à ceux de tes proches, qui ne sont pas ici, que tu retrouveras, au père qui nourrit ton enfance, à ta femme! Et songe à Télémaque, au seul enfant que tu laissas en ton manoir ! » (4) C.G. Jung souligne qu’une situation difficile trouve souvent son issue par la mise en œuvre de ressources peu considérées jusqu’alors et qu’il appelle « fonction inférieure ». Elpénor, jeunôt inconséquent qui propose à Ulysse d’assumer son rôle de père de famille, pourrait bien représenter la fonction inférieure d’Ulysse, à savoir sa capacité encore immature à gérer ses sentiments et ses relations, alors que sa fonction principale est plutôt sa pensée, déployée dans ses multiples stratégies. (*)

Elpénor demande qu’Ulysse procède à un rituel funéraire pour lui lorsqu’il repassera chez Circé : c’est ce qui, dans la croyance grecque antique, permet au défunt d’accéder à l’au-delà, dans l’Hadès. Sans rituel ni sépulture qui garantissent la mémoire de l’individu, le corps abandonné à la décomposition représente, en Grèce antique, le contraire absolu de la « belle mort. » 

Ulysse rencontre ensuite l’ombre de sa mère: « …survint l’ombre de feu ma mère, d’Anticléia, la fille du fier Autolycos, que j’avais, au départ vers la sainte Ilion, laissée pleine de vie. » (5) Elle lui dit : « … ce n’est pas le tourment de quelque maladie qui me fit rendre l’âme ; c’est le regret de toi, ô mon noble Ulysse! c’est ta tendresse même qui m’arracha la vie à la douceur de miel » (6)  « …elle disait », explique Ulysse, « et moi, je n’avais qu’un désir : serrer entre mes bras l’ombre de feu ma mère… Trois fois je m’élançai ; tout mon cœur le voulait. Trois fois , entre mes mains, ce ne fut qu’une ombre ou un songe envolé. L’angoisse me poignait plus avant dans le cœur… » (7) L’image de la mère défunte comme « songe envolé » est d’une grande poésie.  «… pour tous, quand la mort nous prend », lui dit Anticléia, « voici la loi : … l’ombre prend sa volée et s’enfuit comme un songe… Mais déjà, vers le jour, que ton désir se hâte : retiens bien tout ceci pour le dire à ta femme, quand tu la reverras. » (8)

La mère d’Ulysse le confronte à la « loi » -ou la réalité- qui régit la vie des êtres humains, à savoir la certitude d’une mort inexorable et irréversible. Puis elle le renvoie à sa vie avec son épouse et, ce faisant,  lui  transmet implicitement une autre loi, celle qui a manqué à Œdipe :  tout homme est en devoir de quitter sa mère (ou de sortir de l’inconscience), aussi douce soit-elle, pour pouvoir réaliser les œuvres de sa propre génération.

Le devin Tirésias approche ensuite. C’est Athéna, la déesse vierge,  qui l’a rendu aveugle pour l’avoir aperçue dans son bain. Mais en échange, elle lui a conféré le don de divination : son regard sur le monde a ainsi fait  place à la vision intérieure, à un autre type de clairvoyance.

Tirésias porte, comme Hermès, un sceptre d’or, « signe », symboliquement, « de pouvoir religieux et politique qui donne à celui qui le porte le droit de s’exprimer devant ses pairs. » (9) Sa parole est donc importante et respectée. Il explique à Ulysse que Poséidon veut sa perte pour venger son fils, le Cyclope qu’il a aveuglé. Tirésias ne peut être insensible au malheur du Cyclope, analogue au sien. Il prédit à Ulysse qu’il pourrait arriver au terme de son voyage « si », lui dit-il, « tu sais consentir à maîtriser ton cœur et celui de tes gens » (10) Il lui rappelle l’impérieux besoin de mûrir, de maîtriser la fougue de ses sentiments (sa fonction inférieure) s’il veut arriver enfin à Ithaque.

Prévoyant le périple qu’Ulysse va devoir accomplir,  il lui enjoint de respecter le troupeau d’Hélios quand il séjournera sur son île,  mais, dit-il « je te garantis, si vous les maltraitez, que c’est fini de ton navire et de tes gens ; tu pourrais t’en tirer et revenir, mais quand ?...tous tes hommes perdus ! sur un vaisseau d’emprunt ! et pour trouver encore malheur au logis !  pour y voir des bandits te dévorer tes biens et, le prix à la main, te courtiser ta femme ! Tu rentrerais à temps pour punir leurs excès… mais il faudrait repartir avec ta bonne rame à l’épaule…et faire à Poséidon le parfait sacrifice…tu reviendrais ensuite offrir en ton logis la complète série des saintes hécatombes à tous les Immortels… puis la mer t’enverrait la plus douce des morts ; tu ne succomberais qu’à l’heureuse vieillesse, ayant autour de toi des peuples fortunés… » (11)

Le devin prévoit et prévient le difficile retour d’Ulysse, puis il lui assigne une autre tâche, celle de se réconcilier avec Poséidon. Après avoir assumé son statut d’homme à part entière dans son île, ce qui correspond à un processus d’individualisation, de construction de son identité individuelle, Ulysse devra partir en pèlerinage et harmoniser sa relation avec le dieu Poséidon. Il devra créer une juste relation avec ce que C. G. Jung appelle « l’immortel en lui-même» (12), l’essentiel, dans un processus appelé individuation, cette fois.

Suivent , pressées par Perséphone, reine des Enfers, « un essaim de reines et de princesses » (13) : celles qui ont été abusées par Poséidon et Zeus, celles qui ont enfanté, celles qui ont trahi, celles qui ont été tuées à l’issue d’histoires d’amour, celles qui se sont montrées vénales… « De combien de héros, mes yeux virent alors les femmes et les filles ! » (14), raconte Ulysse, définissant toutes les femmes dans leur seul rapport aux hommes, conformément à l’esprit du patriarcat.

Puis vient un défilé d’hommes, à commencer par Agamemnon, roi de Mycènes, assassiné par sa femme et son amant à son retour de Troie. « L’ombre d’Agamemnon…tout en pleurs …menait le cortège de ceux qui , près de lui, dans le manoir d’Egisthe (amant de sa femme Clytemnestre), avaient trouvé la mort… C’est lui qui me tua», raconte-t-il, « et ma maudite femme, chez lui, en plein festin, à table…Ils ont, autour de moi, égorgé tous mes gens…» (15) « Rien ne passe en chiennerie les femmes , qui se mettent au cœur de semblables forfaits !...Jusque dans l’avenir, quelle honte pour elle et pour les pauvres femmes, même les plus honnêtes…Par l’exemple averti, sois dur envers ta femme !  …ne lui confie jamais tous tes projets ; fais-lui part des uns, cache-lui les autres. » (16) « Mais encore un avis : …cache toi,  ne va pas te montrer au grand jour, quand tu aborderas au pays de tes pères ; aujourd’hui, il n’est rien de sacré pour les femmes . Mais dis-moi … savez-vous le pays où peut vivre mon fils ?... je sais qu’il n’est pas mort, mon Oreste divin ! » (17) 

Représentant caricatural de l’homme misogyne – il a quelque raison! - et du patriarcat, Agamemnon ignore son indélicatesse vis-à-vis de sa femme, de même qu’il ne s’enquiert que de son fils Oreste et non de sa fille Electre. Par ailleurs, le récit des conquêtes féminines d’Ulysse pendant son périple ne semble pas avoir fait sourciller les auditeurs de l’Odyssée. En Grèce antique, la fidélité dans le couple semble avoir été réservée aux seules femmes… 

Principale figure emblématique du monde de l’Iliade, le héros Achille apparaît ensuite à Ulysse et s’étonne de son audace à fréquenter le royaume de l’Hadès. Ulysse s’attend à retrouver en l’ombre d’Achille le héros glorieux et radieux  qui représentait jusqu’alors l’idéal de l’homme grec : « Jadis», dit-il, « quand tu vivais, nous tous, guerriers d’Argos, t’honorions comme un dieu : en ces lieux, aujourd’hui, je te vois, sur les morts, exercer la puissance ; pour toi, même la mort, Achille, est sans tristesse ! » (18) Comme l’écrit J. P. Vernant : « pour les Grecs d’Homère, contrairement à nous, l’important ne saurait être l’absence de trépas,… mais la permanence indéfinie, chez les vivants, dans leur tradition mémoriale, d’une gloire acquise dans la vie, … au cours d’une existence où vie et mort ne sont pas dissociables. » (19)

Mais Ulysse a la surprise de s’entendre répondre: « oh ! Ne me farde pas la mort, mon noble Ulysse ! J’aimerais mieux, valet de bœufs, vivre en service chez un pauvre fermier, qui n’aurait pas grand-chère, que régner sur ces morts, sur tout ce peuple éteint ! Mais allons, parle-moi de mon illustre fils : sut-il prendre ma place au front de la bataille ? Et dis-moi : que sais-tu de l’éminent Pélée (père d’Achille) ? Garde-t-il son pouvoir sur tous les Myrmidons ? ou mépriserait-on en Hellade et en Phthie (contrée d’où Achille est originaire) cette vieillesse qui l’enchaîne ? » (20)

Achille avoue donc à Ulysse que son destin de héros, mais de héros mort, ne l’intéresse pas et qu’il y aurait préféré le destin d’un minable serviteur, mais vivant. C’est la vie qui est devenue pour lui une valeur suprême, pas essentiel vers les valeurs du féminin. C.G.Jung écrit à propos de l’anima: « …elle est quelque chose de vivant par soi-même, qui nous fait vivre une vie derrière la conscience… » (21) et J. Hillmann, de son côté, la définit « … comme l’archétype de la vie, la personnification qui, inconsciemment, nous intrique dans des collectifs plus vastes se réclamant à la fois du monde intérieur et du monde extérieur. » (22) L’anima est donc archétype de vie et de lien, ou d’inclusion.

Mais Achille reste l’héritier de ce patriarcat lorsque, en contradiction parfaite avec ce qu’il vient de dire, il demande à Ulysse si son fils l’a suivi sur le chemin de la guerre et de l’héroïsme. De même, quand il s’enquiert de son père Pélée, il s’inquiète uniquement du maintien de ses honneurs et de son statut de roi: c’est donc seulement de pouvoir qu’il parle.

Etre mort, « semblable à une ombre ou à un songe » (23) comme le dit le récit, signifie la perte  de toute consistance, de toute identité, sauf dans le souvenir des vivants. Ulysse renoncera alors  à un idéal héroïque pour rester un être humain probablement plus modeste, mais vivant. Ulysse se dégage ainsi du miroir de la mémoire de l’autre qui continuerait, post mortem, à le faire exister.

Suivent encore beaucoup d’autres héros, un peu à la manière d’un inventaire des personnages mythologiques de l’époque et Ulysse aimerait encore rencontrer deux autres héros « des vieux âges , Thésée et Pirithos » (24) , c’est-à-dire ceux dont les exploits précèdent la guerre de Troie. Mais il prend peur en entendant la rumeur des morts et imagine qu’il pourrait rencontrer la Gorgone, monstre féminin dont le regard pétrifie mortellement celui qui la regarde de face. La terreur le saisit, comme jamais vécue sur le champ de bataille, à l’évocation de cette  figure féminine mortifère, comme s’il prenait enfin conscience du danger de fascination mortifère qu’il y a à  se complaire royaume des morts, à se confiner dans le passé et ses deuils.

La terreur d’Ulysse rejoint peut-être aussi celle que décrit C.G. Jung à propos de l’un de ses patients: « c’est ce qui peut arriver quand vous descendez chercher la fonction inférieure. Le rêveur était plus ou moins obligé de descendre pour ramener son sentiment, et, quand il a vu les conditions qui régnaient là en bas, il a eu une peur bleue, car il a vu tout le monde souterrain s’ouvrir lentement. » (25) C’est à son besoin de mûrir sentimentalement qu’Elpénor a confronté Ulysse, qui entrevoit alors les abysses inquiétantes de l’âme humaine, et de la sienne. Il lui faudra « donner accès à l’ombre,» l’ombre à comprendre ici comme l’inaccompli en soi, « ce signe avant-coureur ambigu d’un nouvel ordre des choses », (26) Ce sera un travail de longue haleine.  Il s’embarque sans tarder vers l’île de Circé. (**)

L’Hadès représente l’histoire passée et Ulysse y a trouvé en effet un tableau très parlant de la société patriarcale à laquelle appartenaient les héros morts pendant la guerre de Troie. De plus, sa rencontre avec le héros Achille constitue un pivot du récit et annonce un changement de modèle culturel de l’homme idéal : le passage par l’Hadès constitue la charnière entre le paradigme sociétal de l’Iliade et celui de l’Odyssée.

Plus loin dans le récit, Circé répétera mot pour mot le propos du devin Tirésias: elle aurait donc pu indiquer elle-même à Ulysse le chemin à suivre sans lui proposer un détour par les enfers. Elle sait aussi à quel point cette étape est dangereuse puisqu’à son retour dans son île, elle s’exclamera : « Pauvres gens ! vous avez pénétré dans l’Hadès ! et vous vivez encore ! » (28) Son ambiguïté est telle qu’elle envoie Ulysse au-devant d’une mort possible et à la fois, elle lui indique un important rituel à accomplir pour pénétrer sans danger dans l’Hadès.

Elle est magicienne et sorcière : symboliquement, «…même sous sa forme la plus effrayante, …la sorcière nous conduit à notre vraie nature….Elle fait bouger les choses, touille la marmite, est instigatrice d’odyssées et de transformations fatidiques. Et si elle se manifeste dans nos tendances stupéfiantes, elle est également la terre étrange de notre restauration ». (29)

Alors, si le passage dans l’Hadès pour consulter le devin n’est pas vraiment nécessaire à la poursuite du périple, Circé la sorcière y a-t-elle envoyé Ulysse pour le conduire à «sa vraie nature? »

Circé l’immortelle sait probablement que c’est sa condition de mortel qui fait la tragédie de l’être humain. Que c’est là, dans la confrontation à la mort inéluctable, que peut émerger -et qu’il lui faut créer- un sens à la vie présente. C’est ce que Circé lui proposera en l’envoyant aux enfers, dans la région la plus sombre du monde: « …le bien et le mal », écrit F. O’Kane, « l’ombre et la lumière, créés en même temps et coexistant au sein du psychisme, sont des frères… en ce qui concerne les contrastes bien/mal, sens/non-sens, vie/mort, il est également possible de les accepter et de trouver la paix ; l’espoir est une création du Moi. » (30) C.G. Jung écrira aussi : « …la vie est sens et non-sens, ou elle possède sens et non-sens. J’ai l’espoir anxieux que le sens l’emportera et gagnera la bataille. » (31)

C’est aux enfers, dans ce lieu désolé,  qu’Ulysse rencontre Elpénor et Achille qui lui donneront tous deux une orientation pour l’avenir.

Au retour d’Ulysse et de ses compagnons dans l’île de Circé, celle-ci les accueille chaleureusement et se comporte plutôt comme mère nourricière et comme guide. Dans un aparté avec Ulysse, elle lui indique qu’il « est au bout de ce premier voyage » (32) et lui décrit les étapes suivantes de son parcours et les épreuves qui l’attendent. Il devra dépasser l’île des célèbres sirènes, les écueils de Charybde et Skylla avant de gagner l’île du Soleil. Elle propose à Ulysse une ruse pour déjouer les charmes des sirènes sans se priver d’entendre leur chant suave : Circé connait la séduction et ses détours.

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(*) C.G. Jung distingue, dans le fonctionnement d’un être humain, deux attitudes fondamentales, l’introversion et l’extraversion ainsi que quatre fonctions : la sensation, l’intuition,  la pensée et le sentiment.

(**) Thésée est le héros de la quête de la Toison d’Or et de la guerre contre les Amazones.( dict Grimal p 450) Pirithos, quant à lui, « passait pour le vainqueur des Centaures… qui tentaient de violer sa femme le jour de son mariage ».  (27)

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